Titre : Madame Hayat
Auteur : Ahmet Altan
Littérature turque
Traducteur : Julien Lapeyre de Cabanes
Editeur : Actes Sud
Nombre de pages : 272
Date de parution : septembre 2021
La fracture
La vie des gens changeait en une nuit.
Telle est la première phrase de ce roman d’Ahmet Altan. Fazil est un fils de famille aisée mais sa vie bascule dans la pauvreté du jour au lendemain. Son père, ruiné parce qu’un grand pays a décrété la fin de l’importation de tomates, meurt brutalement d’une hémorragie cérébrale. La mère tient absolument à continuer le financement les études de son fils. Car pour ce jeune homme, la littérature est une passion vitale. Cependant, il doit quémander une bourse et loger dans une auberge misérable où vivent plusieurs laissés pour compte de la société.
Education sentimentale
Très vite, Fazil trouve un petit travail d’appoint, figurant pour une émission télévisée. Là, il remarque une femme d’âge mûr, voluptueuse dans sa robe couleur miel. Celle que tous appellent Madame Hayat l’invite au restaurant. C’est le début d’une touchante histoire d’amour entre une femme énigmatique, désinvolte, passionnée de documentaires, refusant la peur et un jeune homme passionné de littérature et avide de découvertes.
Madame Hayat m’avait fait entrer dans sa vie avec la même simplicité naturelle, la même douceur harmonieuse avec laquelle elle m’offrait son corps et je m’y suis installé sans rencontrer le moindre obstacle.
Pour ce jeune homme, c’est l’éveil des sens.
Mais il rencontre aussi Sila, une étudiante en littérature. Avec elle, l’approche est complètement différente. Ils se ressemblent, partagent la même fracture sociale et le même amour de la littérature.
Tandis que Madame Hayat représente la volupté et la liberté, Sila a l’intelligence et cette tempérance froide et distinguée.
Fazil jongle entre ces deux relations sentimentales.
Prise de conscience politique
Ce livre est un formidable roman d’amour mais il n’est pas que cela. Car il s’inscrit dans un pays dont le gouvernement restreint de plus en plus les libertés, emprisonne, sème la peur. Malgré l’innocence de sa jeunesse, le bonheur de ses relations amoureuses, l’absence de peur de Madame Hayat, Fazil en prend conscience petit à petit. Les bouquinistes ferment leurs portes, les locataires de l’auberge vivent dans la crainte de la dénonciation. Gülsüm, le travesti, est frappé par « les hommes aux bâtons » qui sillonnent les rues. Le père de Sila est arrêté. A l’auberge, au studio, à l’université, les rafles s’amplifient.
Mais la réalité s’impose à Fazil le jour où il ne peut sauver Le Poète, rédacteur dans une revue politique.
Sila le pousse à quitter le pays avec elle mais Fazil pourra-t-il se résoudre à abandonner celle qui tendrement l’obsède.
Le pouvoir de la littérature
Ahmet Altan a écrit ce roman alors qu’il était privé de liberté. Pendant ses cinq années d’emprisonnement, il aura écrit trois livres. Les mots sont source de liberté. Fazil est passionné par les cours de Madame Nermin qui enseigne le courage littéraire ou de monsieur Kaan qui assène que la littérature tourne autour du désir de possession et qu’il faut savoir différencier cliché et hasard. Deux professeurs qui prennent des risques pour inculquer aux étudiants la liberté d’expression et le respect de celle-ci.
On ne peut que savourer les échanges littéraires entre professeurs et élèves ou entre Fazil et Sila.
La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l’âme humaine.
Pourquoi je recommande
Ce superbe roman d’initiation a la beauté d’un amour unique, l’intelligence des débats littéraires et le courage de dénoncer les conditions de vie dans un pays autoritaire. Madame Hayat est le personnage principal. Solaire, elle a l’aura d’une femme libre, envoûtante, protectrice. Fazil exprime parfaitement ses sentiments, surtout dans la dernière partie. Tous les personnages secondaires, les professeurs ou locataires de l’auberge sont aussi touchants.
De la belle littérature et du courage littéraire.
Retrouvez ici l’avis de Mimi qui m’a accompagnée pour cette lecture qui entre dans le cadre du Printemps de la littérature turque.
Commentaires
Ce livre bénéficie de multiples avis positifs. Ta chronique va également dans ce sens et m’incite fortement à en prévoir la lecture. En plus c’est un pays que j’ai aimé visiter avec des rencontres formidables. Ce serait une façon de payer ma dette envers un peuple souffrant de la tyrannie…
C’est un livre à lire sans aucun doute
Merci pour cette belle chronique !
Puis-je me permettre de demander, qu’entends-tu par « la beauté d’un amour unique » ? « Unique » dans le sens « exceptionnel » ou « unique » dans le sens d’aimer une seule personne ?
Bon week-end 🙂
Dans le sens exceptionnel. D’autant plus qu’il aime deux femmes, mais de manière très différente.
C’est bien ce qu’il me semblait, je voulais être sûre d’avoir bien compris cette formulation, merci beaucoup ! 🙂
Car je me disais que le personnage allait finalement, peut-être, se décider à aimer une seule de ces femmes, à se consacrer à un « unique » amour… Je ne voulais en aucun cas dire que la formulation était mal choisie, au contraire !! Désolée si mes propos étaient maladroits…
Ne t’inquiète pas, je n’ai absolument pas mal pris ton commentaire. Tu as bien raison de demander des précisions. J’espère que tu auras l’occasion de lire ce livre. Et tu verras, en ce qui concerne cet amour exceptionnel, la fin est très belle. Mais tout est très bien dans ce roman.
Ouf, me voilà soulagée !
Merci pour cette recommandation, j’hésitais à me pencher sur ce livre mais cela me donne fort envie… Les « Textes de prison » de l’auteur doivent aussi être très poignants et intéressants, quel parcours !