Titre : Triste tigre
Auteur : Neige Sinno
Editeur : P.O.L.
Nombre de pages : 288
Date de parution: août 2023
Le livre de l’année
Prix littéraire Le Monde 2023, Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023, Prix Les Inrockuptibles 2023, Prix Femina 2023, Choix Goncourt de la Suisse 2023, Prix Goncourt des lycéens 2023, Triste tigre est sans aucun doute le livre de l’année 2023. Pourquoi ? Parce qu’il traite de l’inceste, sujet tabou et malsain et de la notion de consentement fortement débattue ces derniers temps dans l’actualité ? Peut-être. Mais aussi et surtout parce que Neige Sinno en parle différemment. En limitant les scènes de sexe au strict nécessaire, elle prend à la fois un recul intellectuel en analysant d’autres oeuvres et une distanciation en se dédoublant. L’auteure emmène son lecteur sur l’analyse, le questionnement intime, le positionnement dans une société en évolution.
Violée par son beau-père pendant sept années dès l’âge de sept ou neuf ans, Neige, devenue adulte nous emmène dans sa mémoire ce qui suscite un grand nombre de réflexions. Il a fallu vingt ans avant de pouvoir écrire. Un livre qui est davantage une quête de vérité qu’une thérapie.
Cela ne veut pas dire que ce soit la parole ou la littérature qui réalise la thérapie. Au contraire, l’écriture ne peut qu’advenir que quand le travail, une partie du travail, a été fait, ce morceau de travail qui consiste à sortir du tunnel.
Des réflexions essentielles
Et tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous.
Seulement dix pour cent des victimes portent plainte et 74 % des plaintes sont classées sans suite. Tout comme la famille recomposée de Neige, ce sont en apparence des familles ordinaires. Neige Sinno tente d’en expliquer le mécanisme. Le pouvoir d’un beau-père qui veut se faire aimer, un entourage aveugle davantage choqué par le mensonge que par le viol.
La confession de l’auteur soulève tant de questions comme le plaisir ou le consentement, les statuts de bourreau ou de victime, le sentiment de culpabilité du survivant, la permissivité d’une société qui donnent le droit de tuer, le bien-fondé de l’emprisonnement.
Elle nous offre une relecture de Lolita de Vladimir Nabokov, convoque Virginia Woolf ou Virginie Despentes, explicite le mensonge avec le roman d’Emmanuel Carrère.
Une résilience impossible
Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter sion corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être.
L’autre point important du récit est de montrer que l’on ne se remet pas de ces blessures d’enfance. Même si Neige Sinno est aujourd’hui ce qu’il a fait d’elle, le bon comme le mauvais. Mais le retour à l’innocence et à la liberté est impossible. Le mal est inscrit dans son ADN. Le traumatisme a d’ailleurs fragilisé son organisme au point de déclencher un cancer.
La femme adulte qui écrit regarde la fillette qu’elle était comme si elle était une autre. La dissociation est le seul moyen de survie.
Un livre hors norme
Pourquoi faut-il lire ce livre malgré la difficulté du sujet ? Triste tigre n’est pas un livre sensation qui dénonce mais un récit qui propose une réflexion inédite tout en maintenant une large bienveillance envers le lecteur. C’est un livre intelligent qui ouvre les portes pour comprendre.
Le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe.
Tout comme pour les soldats sur les champs de bataille, la société donne la possibilité d’exercer ce pouvoir de domination. Neige Sinno ne donne aucune leçon, ne brandit aucune théorie féministe. Elle exerce juste son pouvoir à écrire, en tant que victime. Et son témoignage est d’autant plus percutant.
